
La première visite à l’étranger du président Donald Trump au cours de son deuxième mandat (hormis celle consacrée aux obsèques du pape François à Rome) s’est déroulée du 13 au 16 mai 2025 dans les trois pays les plus actifs diplomatiquement du monde arabe : l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis. Elle s’est accompagnée d’une moisson de contrats signés ou promis (acquisition d’armements et d’avions civils) et d’annonces d’investissements vertigineux liés à la technologie et notamment à l’intelligence artificielle (IA), qui sont évalués à plus de deux mille milliards de dollars via les fonds souverains du Golfe et les grandes compagnies publiques liées aux industries minières, d’hydrocarbures ou de défense.
Ces monarchies, et plus particulièrement l’Arabie saoudite, sont apparues comme un pôle d’influence capable d’infléchir en partie les orientations de la politique étatsunienne. Cependant, le caractère transactionnel de la diplomatie trumpienne et sa méthode erratique incitent à tempérer les premières déclarations enthousiastes sur le succès éclatant de cette visite pour les monarques du Golfe et notamment pour le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS).
Une chose est sûre, l’alchimie entre le président étatsunien et MBS fonctionne parfaitement. Le discours élogieux prononcé par Donald Trump sur le « miracle de la modernité selon une méthode arabe réalisé en huit ans en Arabie saoudite par MBS », avec les Émirats arabes unis comme modèle référent, se voulait un vibrant hommage à « l’avenir radieux qui s’offre aux pays du Golfe, car forgé sur le business et le commerce et non par le chaos », allusion transparente à l’Iran1.
Les perspectives d’un accord avec Téhéran
Le slogan America First du MAGA (« Make America Great Again ») de Trump résonnait avec le Saudi First de la Vision 2030 de MBS. Comme le souligne Yasmine Farouk, directrice Golfe Péninsule arabique à l’International Crisis Group2, le président Trump a traité le royaume comme un partenaire stratégique en lui conférant le statut de leader régional du Proche-Orient et non plus seulement comme un État ami ou simplement client comme les États du Golfe avaient coutume d’être considérés.
Les annonces politiques du président Trump de poursuivre les négociations avec Téhéran pour parvenir à un nouvel accord nucléaire et celle, plus surprenante, de la levée des sanctions économiques contre la Syrie, ajoutée à sa rencontre avec le président syrien Ahmed Al-Charaa à Riyad, ont constitué un réel succès diplomatique pour Riyad, et un revers pour Israël. C’est le résultat d’un travail de lobbying de la diplomatie saoudienne en étroite concertation avec Ankara pour convaincre le président Trump d’œuvrer à la stabilisation de la région enfoncée dans le profond chaos engendré par la dévastation de Gaza depuis le 8 octobre 20233. En coordination avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan et l’émir du Qatar, le prince héritier saoudien engrange un succès diplomatique certain qui lui confère une légitimité de leader régional conduisant une diplomatie de détente au contraire du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.
Revirement saoudien
L’autre gain substantiel pour MBS est d’avoir convaincu Trump que ce contexte dramatique ne pouvait pas déboucher sur une normalisation avec Israël. Désormais, le président étatsunien ne conditionne plus, contrairement à son prédécesseur Joe Biden, le renforcement des relations bilatérales de défense et une coopération sur le nucléaire civil à la normalisation des relations entre Riyad et Tel-Aviv.
De même, en dépit des déclarations contradictoires, le président Trump a maintenu le cap des négociations avec Téhéran, prenant en compte les vives préoccupations de ses interlocuteurs du Golfe sur les risques de déflagration dans la région en cas de conflit ouvert entre Israël et l’Iran. Riyad a activement défendu l’idée de voir signé un nouvel accord sur le nucléaire, contrairement à sa position antérieure d’hostilité au Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) signé en 2015. Cette position avait contribué à encourager la politique de sanctions maximales à l’encontre de Téhéran, décidée lors du premier mandat Trump et à la dénonciation de l’accord en mai 2018.
Preuve du revirement saoudien radical sur la question nucléaire iranienne, Khaled Ben Salman, ministre de la défense saoudien et frère cadet de MBS, a remis en mains propres au Guide iranien une lettre, le 17 avril 2025, témoignant du soutien de Riyad pour la réalisation d’un accord permanent sur ce dossier. Cet entrain est aussi largement motivé pour des raisons intérieures. Riyad souhaite en effet développer son propre programme nucléaire et enrichir l’uranium, dont il dispose à foison, à des fins civiles.
De son côté, Téhéran reste très attentif à la décision du président Trump de lever les sanctions contre la Syrie, et en particulier à leur matérialisation concrète. Les Iraniens n’hésitent plus à faire miroiter aux négociateurs étatsuniens, via la médiation d’Oman, les opportunités d’investissements qui s’offriraient aux sociétés étatsuniennes en cas d’accord sur le nucléaire.
Un échec sur la Palestine
En revanche, sur la question palestinienne, la visite du président Trump n’a rien changé et a même constitué, en particulier pour Doha, un échec dans ses efforts constants pour obtenir du gouvernement Nétanyahou un cessez-le-feu à Gaza. De fait, l’insistance de Donald Trump à maintenir son idée de déportation des Palestiniens de Gaza afin de prendre le contrôle de ce territoire pour en faire une « riviera », montre les limites de l’influence politique des États de la région.
Si la relation de Trump avec le premier ministre israélien s’est détériorée, rien n’indique une inflexion majeure de la politique des États-Unis quant au projet du gouvernement israélien en Palestine. Ainsi, le redéploiement de la présence militaire étatsunienne dans la région depuis les attaques du 7 octobre 2023, qui est passée d’environ 34 000 à près de 50 000 hommes à la fin de 2024, semble moins motivé par une planification à long terme que par un soutien indéfectible à Israël et aux menaces perçues en provenance de l’Iran et à l’instabilité en mer Rouge4.
Toutefois, Riyad tentera de capitaliser sur le plan diplomatique lors de la réunion des Nations unies consacrée à la solution à deux États que le prince héritier coprésidera à New York, le 17 juin, avec le président français Emmanuel Macron. Ce dernier pourrait y annoncer, aux côtés du Royaume-Uni et du Canada (voire de nouveaux pays membres de l’UE), la reconnaissance de l’État palestinien, isolant un peu plus Israël.
La Tech, véritable moteur de la visite
Plutôt que d’inscrire le discours de Trump à Riyad dans la lignée du discours du Caire de Barack Obama5 prononcé le 4 juin 2009, celui du président Trump s’inscrit dans le sillage des propos et de la visite d’État de trois jours du président chinois Xi Jinping à Riyad (du 8 au 10 décembre 2022). Tout comme celle de Xi, la visite de Trump a d’abord eu vocation à consolider la relation bilatérale, en traitant le royaume comme un partenaire incontournable de la compétition géoéconomique qui oppose les deux puissances globales.
Contrer la présence technologique et commerciale chinoise au sein des monarchies du Golfe a constitué un axe majeur de cette visite présidentielle étatsunienne comme en témoigne la présence de tous les géants étatsuniens de la Tech à Riyad, Doha ou Abou Dhabi. Les EAU ont ainsi conclu un accord pour héberger le deuxième plus grand centre de données du monde, avec l’achat des semi-conducteurs ultra performants de la compagnie Nvidia. C’est dans le cadre de ce projet colossal d’investissements sur dix ans, d’un montant de mille milliards et 400 millions de dollars que cheikh Tahnoun, à la tête de la compagnie G42 et conseiller à la sécurité nationale auprès de son frère, Mohammed Ben Zayed (MBZ), président des EAU, a fait le choix d’opter pour la Tech étatsunienne. Sa compagnie avait été contrainte par le président Biden de restreindre sa coopération avec la Chine dans le domaine de l’IA.
Cependant, une partie des congressistes étatsuniens demeure sceptique sur la fiabilité émiratie concernant sa prise de distance avec Pékin ou concernant sa diplomatie militarisée et agressive au Soudan6 que Washington réprouve. Elle pourrait peser sur le débat et exiger des mesures concrètes pour s’assurer que l’accès émirati à 500 000 puces de pointe conçues par la multinationale étatsunienne Nvidia dès 2026 ne profite pas à la Chine - ce qui est d’ailleurs un engagement de Donald Trump.
L’ombre de la Chine
Pour sa part, MBS a réitéré son objectif d’investir 600 milliards dans des partenariats avec les États-Unis. Outre l’industrie d’armements, c’est l’IA qui est le centre de son attention que cela soit dans les secteurs d’infrastructure, de la santé, la sécurité ou les coopérations scientifiques. Comme le fait remarquer Jonathan Fulton7 bon connaisseur des relations Chine-Golfe et États-Unis-Golfe, même en ramenant cette somme au chiffre vérifié de 283 milliards, ce montant éclipse largement les contrats d’une valeur de 50 milliards obtenus lors de la visite triomphale d’État du président Xi Jinping à Riyad en 2022. L’annonce de mégacontrats d’armements estimés à 142 milliards de dollars contre le montant record de 121 milliards atteint sous les deux mandats Obama donne un aperçu de la volonté saoudienne de prioriser le partenariat sécuritaire avec les États-Unis.
Pour les monarchies du Golfe, et notamment les EAU et l’Arabie saoudite, qui se livrent une âpre concurrence pour devenir les hubs de l’inter connectivité et de la Tech au croisement des continents africain, européen et asiatique ; l’industrie de l’IA est la clé de voûte de l’ère post-énergie fossile. De fait, ces pays sont jusqu’à présent parvenus à ménager leur coopération avec Pékin, en refusant de faire un choix entre les deux puissances globales. Mais cette visite a été l’occasion pour ces trois monarchies du Golfe d’exprimer leur préférence pour la Tech et la sécurité que leur procure le partenaire étatsunien.
Cependant, avec l’avance prise par l’implantation des entreprises chinoises dans le secteur de l’IA et leurs chaines d’approvisionnement dans la région, la Chine continuera à être un partenaire important sur le long terme. La diplomatie active de Pékin œuvre à renforcer les relations commerciales Sud-Sud dans le cadre de divers sommets multilatéraux (BRICS8, Organisation de coopération de Shanghai— OCS9, ou ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique en français10)—CCG— Chine11) et de visites bilatérales en Asie du Sud et dans le Golfe, parallèlement au chaos suscité par la guerre des droits de douane lancée par le président Trump.
Durant la visite de Trump, un forum des investissements saoudo-étatsuniens s’est également tenu où il a été question d’édifier l’autre pierre angulaire du renforcement de la coopération bilatérale autour de l’industrie minière stratégique et des terres rares que le royaume possède en quantité. Cette coopération relève d’un impératif de sécurité nationale pour Washington et le royaume offre l’occasion aux États-Unis de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine dans ce domaine stratégique.
Ainsi, l’Arabie saoudite, qui ambitionne dans le cadre de son programme Vision 2030 de devenir un hub mondial de traitement des minerais, offre aux États-Unis la possibilité de diversifier ses chaines d’approvisionnements. Elle a ainsi rehaussé sa cote en tant que partenaire stratégique clé. Riyad est même parvenu à s’inscrire d’ores et déjà comme partenaire économique de premier plan dans l’ère post pétrolière, alors même que durant le premier mandat Trump, âge d’or du pétrole de schiste, Riyad et Washington étaient devenus des concurrents.
Le second mandat ouvre la voie à une coopération dense, mais la pression du président Trump à maintenir bas les cours du prix du pétrole (autour de 65 dollars) alors que Riyad a construit son budget autour d’un prix moyen de 80 dollars, pourrait contrarier le rythme ambitieux des réformes économiques prévues dans le cadre de la Vision 2030.
Des difficultés à se fier à Donald Trump
Pourtant, il paraît difficile de conclure au lendemain de cette visite que l’influence régionale de Riyad puisse opérer de manière pérenne en raison du caractère transactionnel et personnel des relations qui lient le président Trump à ce jeune monarque et à ses deux homologues qatari et émirati. De même, il n’est pas certain que cette visite, présentée comme destinée à réparer et à renforcer une relation dégradée avec l’Arabie saoudite et le Golfe sous l’administration Biden, ne connaisse de revers, tant le président Trump s’est illustré par de nombreux revirements notamment sur les tarifs douaniers même avec ses alliés les plus proches (pays de l’UE, Grande-Bretagne, Canada où même le Japon).
Cependant, comme les dirigeants du Golfe l’avaient pressenti, le président Trump du fait de son imprévisibilité risque de s’avérer un interlocuteur beaucoup plus difficile à manœuvrer que son prédécesseur par le premier ministre israélien12. Ce qui pourrait le contraindre à revoir à la baisse sa stratégie de guerre sans fin au Proche-Orient.
L’épisode de la négociation menée avec le Hamas et avec l’aide de Doha pour libérer l’otage israélo-étatsunien ou encore l’accord conclu avec les Houthis, avec la médiation omanaise, pour mettre fin aux frappes en mer Rouge sans concertation avec Tel-Aviv, conforte cette intuition des dirigeants du Golfe. C’est l’une des raisons pour lesquelles, outre les relations personnelles et d’affaires qui les lient, les dirigeants du Golfe, MBS en tête, ont affiché leur préférence de voir Donald Trump accéder à la présidence en dépit de son parti pris pro-israélien.
La montée en puissance des monarchies du Golfe dans l’économie mondialisée se combine avec une nouvelle géopolitique de la finance et de l’aide extérieure, au moment où précisément le président Trump retire les programmes de l’US Aid ce qui ouvre de nouvelles possibilités aux États du Golfe. Ces derniers ont donc intérêt à maintenir le cap de la diversification de leurs partenariats commerciaux et industriels dans un monde plus multipolaire où la compétition fait rage sur la meilleure façon de réguler l’économie mondiale.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1« Trump et le tournant de Riyad », texte intégral du discours traduit en français, Le Grand continent, 15 mai 2025.
2« Regional response : How Gulf monarchies leveraged Trump’s visit », European Council on Foreign Relations, 21 mai 2025.
3Anthony Samarani, « MBS-Erdoğan : la tentation d’un grand rapprochement face à Israël », L’Orient-Le-Jour, 18 mai 2025.
4Safia Karasick Southey, « Deterrence or creep ? US forces quietly surge back to Middle East », Responsible Statecraft, 24 avril 2025.
5Intitulé « un nouveau départ », il visait à refonder les relations de Washington avec le monde musulman, notamment après le désastre de l’intervention étatsunienne en Irak.
6Jean-Pierre Filiu, « La stratégie séparatiste des Émirats arabes unis », Le Monde, 11 mai 2025.
7« Trump in the Gulf, commentary on HK’s Chief Executive Lee’s Gulf trip, PRC delegation to Morocco, more US sanctions on Iranian oil to China », The China-MENA Newsletter, 16 mai 2025.
8Les BRICS se composent des dix États suivants : Afrique du Sud, Brésil, Chine, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Inde, Indonésie, Iran, Russie. L’Arabie saoudite préfère, quant à elle, maintenir son adhésion sans l’officialiser.
9Ses membres sont la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et Bélarus.
10Ses membres sont les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande, le Brunei, le Viêtnam, le Laos, le Myanmar et le Cambodge.
11« The Inaugural ASEAN-GCC-China Summit : Economic Aspirations Amid Strategic Ambiguity », China Global South Project, 23 mai 2025.
12Fatiha Dazi-Héni, « Riyad et l’administration Trump 2 », Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), 18 mars 2025.