Les camps de concentration, de l’Algérie à Gaza

L’annonce faite par Israël de l’établissement de « zones de transit humanitaire » n’est pas sans rappeler les « camps de regroupement » installés par la France en Algérie dans sa guerre contre le FLN. Les deux stratégies coloniales partagent la conviction de la responsabilité collective de la population et d’un contrôle fantasmé sur les corps colonisés.

Une foule se rassemble près de clôtures dans un paysage aride et dévasté.
Nuseirat, le 25 juin 2025. Des Palestiniens se rassemblent à un point de distribution d’aide mis en place par la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), près du camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza.
Eyad BABA / AFP

Dans la guerre d’anéantissement déclenchée à Gaza par Israël en octobre 2023, l’historien de la guerre coloniale d’Algérie voit, non sans effroi, rejoués en Palestine occupée des évènements historiques qui lui sont très familiers.

Ainsi, l’attaque sanglante du 7 octobre 2023 contre des forces de l’ordre israéliennes et des civils a rappelé celle d’août 1955 déclenchée par le Front de libération nationale (FLN) dans le Nord-Constantinois, au cours de laquelle 171 personnes furent massacrées ; une même explosion meurtrière de haine du colonialisme et des colons, accumulée durant des décennies. Elle fut suivie d’une répression indiscriminée et massive tuant jusqu’à 10 000 civils, au nom, déjà, d’une « guerre contre le terrorisme » s’exonérant de toute contrainte légale et morale1.

Depuis le 7 octobre, par bien des aspects, les réactions d’Israël à l’attaque du Hamas ont été du même ordre que celles de la France en Algérie : massacres selon le principe de la responsabilité collective, abolition de toute distinction entre civils désarmés et combattants, usage d’armes interdites, disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, enfermements extra-judiciaires d’adultes et d’enfants. Le tout sur fond d’une déshumanisation systémique des colonisés, même si celle qui s’exprime sans vergogne en Israël, au gouvernement et dans la société, dépasse par son caractère ouvertement génocidaire le niveau déjà très élevé de racisme colonial qui prévalait en Algérie.

Or voilà que ces jours-ci a ressurgi à Gaza un autre spectre colonial avec le projet ahurissant de créer d’immenses camps de concentration baptisés de façon orwellienne « humanitaires ».

Le fantasme colonial de la déradicalisation

Un message posté sur le réseau X par le journaliste israélien Yinon Magal dès le 19 mars 2025 annonçait clairement la couleur :

L’armée israélienne a l’intention (…) d’évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une nouvelle zone humanitaire qui sera mise en place pour un séjour de longue durée, sera fermée et toute personne y entrant sera d’abord contrôlée pour s’assurer qu’elle n’est pas un terroriste. L’armée israélienne ne permettra pas à une population rebelle de ne pas évacuer cette fois-ci. Toute personne qui reste en dehors de la zone humanitaire sera poursuivie.

Depuis, si l’on en croit notamment l’agence Reuters, ce projet semble avoir pris corps et avoir reçu l’aval des États-Unis, dans le cadre de la Gaza Humanitarian Foundation, qui gère désormais de manière exclusive la distribution de l’aide humanitaire dans la zone de Rafah, et qui a été dénoncée comme une imposture criminelle par toutes les ONG2. C’est durant ses « distributions » que des dizaines de jeunes Palestiniens sont tous les jours tués par les balles de l’armée israélienne en embuscade qui leur tire dessus.

On parle de la création d’une « zone de transit humanitaire « (ZTH). Les historiens connaissent bien ces euphémismes employés pour désigner des camps de concentration. Ils étaient nommés en Algérie « centres de tri et de transit », « d’hébergement », de « regroupement ». Lors de l’indépendance en 1962, un quart de la population algérienne s’y trouvait enfermée, souvent depuis des années. Ici, il s’agirait du regroupement forcé de centaines de milliers de Gazaouis dans « huit camps », à Gaza mais aussi en dehors (l’Égypte et Chypre sont mentionnés), afin que celui-là même qui les a affamés et brutalisés puisse leur apporter une « aide humanitaire ». Il s’agira aussi, dit-on, de les « déradicaliser », intention typique du fantasme colonial de contrôle total des corps et des esprits des masses colonisées, déjà prégnant en Algérie.

La « rééducation » des colonisés

Très tôt, dans sa guerre pour anéantir la résistance algérienne, la France opéra en effet ainsi à très grande échelle dans les zones rurales qu’elle estimait « pourries » ou « infectées » par le nationalisme, accélérant le processus à partir de 1959. Pour vaincre une organisation clandestine réputée être « comme un poisson dans l’eau » d’une population colonisée, il fallait « vider le bocal ». Fut-ce au prix du crime de déplacements forcés massifs, ce que l’abolition de fait de toute loi permet de faire en situation de guerre coloniale, aujourd’hui comme hier.

Des centaines de milliers de villageois furent contraints manu militari de quitter leurs villages. Ils furent enfermés dans des milliers de camps, souvent éloignés et regroupant jusqu’à plusieurs milliers de personnes. Entourés de barbelés, gardés par l’armée, gérés souvent par les fameuses Sections administratives spéciales (SAS), les déportés dont la survie dépendait bien souvent de l’aide « humanitaire », étaient censés être « rééduqués » — on ne parlait pas encore de déradicalisation — pour devenir anti-FLN. L’historien de ces camps, Fabien Sacriste, écrit que « les chefs des SAS s’évertuent à obtenir l’adhésion, sinon l’engagement des Algériennes à leur côté. Ils puisent pour ce faire dans un arsenal de techniques oscillant entre contraintes (de la violence symbolique à la violence physique) et persuasion ». L’échec complet de cette politique de « rééducation » des colonisés est amplement documenté.

Les conditions de survie dans ces camps de dimensions très variables étaient terribles, comme le révéla la publication en 1959 du rapport d’un jeune énarque stagiaire nommé Michel Rocard3. Fabien Sacriste estime que « près de 200 000 Algérien.ne.s — des enfants pour la plupart — y perdent la vie », du fait de la misère qui y régnait souvent. Parallèlement, d’immenses régions vidées de leurs habitants, dont les villages étaient rasés, étaient déclarées « zones interdites ». L’armée avait l’ordre d’y abattre toute personne s’y trouvant. Relisez les déclarations israéliennes relatives au projet de « ZTH » : la ressemblance est saisissante.

Bien sûr, des différences notables existent entre les pratiques françaises en Algérie et celles d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. L’une de ces différences est que la France était sous la surveillance redoutée d’une communauté internationale, voire d’une partie de son opinion publique, ce qui lui imposait de modérer quelque peu la violence exercée contre les colonisés, tout au moins de la dissimuler autant que possible. Rien de tel ne retient malheureusement Israël aujourd’hui dans la réalisation de ce qui est le fantasme ultime de toute colonie de peuplement : faire disparaître physiquement le peuple colonisé qui résiste.

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1Voir Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, Payot, 2011.

2Jonathan Landay et Aram Roston, «  Exclusive : Proposal outlines large-scale ’Humanitarian Transit Areas’ for Palestinians in Gaza  », Reuters, 11 juin 2025.

3Michel Rocard, Vincent Duclert, Pierre Encrevé, Claire Andrieu, Gilles Morin, et al.. Rapport sur les camps de regroupement : et autres textes sur la guerre d’Algérie. Vincent Duclert  ; Pierre Encrevé  ; Claire Andrieu  ; Gilles Morin  ; Sylvie Thénault. Éditions Mille et Une Nuits, pp.322, 2003.

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