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Soutien à la Palestine. Les universités bâillonnées

Dénoncer un massacre en cours en Palestine, proposer des espaces académiques d’analyse et de discussion critique de la politique menée par l’État israélien a valu à nombre d’enseignants et de chercheurs français des sanctions disciplinaires ou des poursuites judiciaires pour « apologie du terrorisme ». Florilège.

Silhouette noire d'une personne en posture détendue, assise et penchée.
Homme à table (1905), croquis de Franz Kafka destiné à illustrer Le Procès.
Collection du musée Franz-Kafka à Prague.

« Tu sais, de nos jours, si l’on n’est pas inculpé pour apologie du terrorisme, c’est que, quelque part, on a raté sa vie. » C’est avec un certain détachement que François Burgat rapporte la boutade de l’un de ses amis. Le politiste, ancien directeur de recherche au CNRS, aujourd’hui retraité, comparaissait le 24 avril devant le tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence pour « apologie du terrorisme », sur une plainte de l’Organisation juive européenne (OJE). Cette association, partisane de la politique de Benjamin Nétanyahou, est adepte de l’intimidation judiciaire : depuis le 7 octobre 2023, elle est à l’origine de centaines de plaintes contre des citoyens français.

Le procureur a requis huit mois de prison avec sursis, une amende de 4 000 euros, un bannissement de six mois des réseaux sociaux et une inéligibilité de deux ans. Il est rare que de telles poursuites s’exercent à l’encontre d’un universitaire. « On poursuit un spécialiste du terrorisme pour apologie du terrorisme, la boucle est bouclée », résume son avocat, Rafik Chekkat, qui met en garde contre la portée symbolique d’une potentielle condamnation de François Burgat, qui ouvrirait la porte à la criminalisation de la liberté académique. C’est pour avoir relayé une tribune du Hamas niant les accusations de viols à l’encontre de ses combattants et pour avoir contesté la criminalisation tous azimuts des mouvements de libération de la Palestine que François Burgat est ciblé par l’OJE.

Le professeur a également fait l’objet d’un signalement au procureur par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). En cause, des publications sur les réseaux sociaux. Dans un post sur X le 2 janvier 2024, Burgat affirmait avoir « infiniment plus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l’État d’Israël ». Cinq jours plus tard, il postait un texte présenté par ses accusateurs comme un « long panégyrique du Hamas » que François Burgat introduisait en ces termes assumés : « Le contexte où mon respect et mon admiration pour le Hamas se sont affirmés (2006) ». S’ensuivait un extrait de son ouvrage Comprendre l’islam politique (La Découverte, 2016). « Donc ce texte qui a presque dix ans, publié chez un éditeur reconnu et traduit dans quatre ou cinq langues, est utilisé comme un élément d’accusation contre moi », résume-t-il.

Le dévoiement de la loi antiterroriste

Les poursuites pour « apologie du terrorisme » se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023, comme exposé dans Orient XXI le 9 mai 2024. La loi Cazeneuve du 13 novembre 2014, qui a extrait l’infraction d’apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse de 1881, pour l’inscrire dans le Code pénal, en a durci le régime. Alors qu’elle était initialement conçue pour lutter contre les filières de recrutement du terrorisme, son utilisation aujourd’hui pour réprimer l’expression d’opinions est jugée abusive par ceux-là mêmes qui la défendaient hier. C’est le cas notamment de l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic qui dénonce, dans les colonnes de L’Humanité, le 8 octobre 2024, « un véritable abus » et un « usage totalement dévoyé de la loi » et appelle à « oser faire marche arrière ».

Quand, dans l’écrasante majorité des cas, le motif d’« apologie du terrorisme » n’est pas invocable, le système répressif dispose de larges relais pour restreindre la liberté de parole sur la Palestine dans le milieu universitaire, en prétextant notamment la lutte contre l’antisémitisme. Les exemples sont légion. Les manifestations de soutien public au peuple palestinien sont ciblées, traquées et stigmatisées comme relevant de l’antisémitisme, et leurs auteurs, vilipendés en haut lieu. Ces campagnes aboutissent à un résultat, sans doute escompté : l’autocensure, notamment parmi les enseignants. Étudier et débattre d’idées non consensuelles, voire perçues comme choquantes par certains, n’est-ce pas la vocation du cadre universitaire, qui dispose du savoir comme garde-fou ? Cela ne semble pas être l’avis du gouvernement français actuel, ainsi que le dévoile le blog Yaani, qui recense des mois d’offensive contre les libertés académiques touchant à la question palestinienne et au génocide en cours à Gaza.

Alerte sur les atteintes aux libertés académiques en France, lien avec Gaza.
Cliquez sur l’image pour accéder au fil X de Yaani

Dès le 12 octobre 2023, le président-directeur général du CNRS envoyait un message à l’ensemble des agents pour leur signifier que « dans le contexte de l’actualité dramatique au Proche-Orient », leur liberté d’expression était « encadrée par les règles de droit […] en particulier celles concernant […], l’apologie du terrorisme ». Yaani recense une douzaine de conférences annulées ou interdites par les responsables d’établissements universitaires. Parmi les intervenants ayant essuyé cette censure, on trouve le fondateur d’Orient XXI, Alain Gresh, le directeur de l’IRIS, Pascal Boniface, l’eurodéputée Rima Hassan, Jean-Luc Mélenchon ou l’auteur et militant de l’Union juive française pour la paix (UJFP) Pierre Stambul. Dès le 9 octobre 2023, Sylvie Retailleau, alors ministre de l’enseignement supérieur, adressait un courrier aux présidents d’établissement, les appelant à sanctionner les « actions et propos » relevant de « l’apologie du terrorisme, l’incitation à la haine ou à la violence », les encourageant à y apporter des « sanctions disciplinaires et suites judiciaires appropriées », y compris en les signalant au procureur de la République. Le gouvernement a généreusement élargi la notion d’« incitation à la haine » à toute critique de l’action génocidaire d’Israël à Gaza.

Tornade politico-médiatique

« Un professeur dérape » à Toulouse. C’est le titre d’un article de La Dépêche 31 le 4 septembre 2024. La veille, Benoit Huou, chargé d’enseignement en mathématiques à la Toulouse School of Economics (TSE), décidait d’ouvrir son premier cours de l’année par une adresse à ses deux cents étudiants sur la situation à Gaza et l’émotion qu’elle provoquait en lui. « Tout le monde y passe, les enfants, les vieillards. J’ai 35 ans et je n’ai jamais vécu ça, une telle boucherie », dit l’enseignant avant d’exprimer un sentiment d’impuissance « face à ce carnage » et de dénoncer le « soutien tacite » du gouvernement français aux dirigeants d’extrême droite israéliens. « Malheureusement, ça n’a pas commencé le 7 octobre et c’est totalement malhonnête de dire que le responsable de ce qui se passe actuellement, c’est le Hamas », ajoute-t-il. Et de rappeler qu’« avant le 7 octobre des organisations comme Amnesty International et d’autres dénonçaient déjà la politique d’apartheid » menée par Israël contre le peuple palestinien. Posant la question de l’engagement à l’échelle individuelle, il suggère à ceux qui le souhaitent de participer aux campagnes de boycott et aux manifestations.

Ce que l’enseignant ignore encore, c’est que quelqu’un dans l’amphithéâtre l’a enregistré. Son discours va se retrouver dès le lendemain matin dans un « signalement » sur le compte X anonyme pro-israélien Sword of Salomon qui traque les voix favorables aux Palestiniens, notamment dans le milieu universitaire, en interpellant directement les ministres. Sword of Salomon exige « des mesures disciplinaires, allant jusqu’au licenciement » pour « sanctionner » les propos « dangereux et inacceptables » de Benoît Huou. Il pointe un discours qui « met en danger les étudiants juifs et/ou israéliens, dans une ville [Toulouse] marquée par le massacre d’écoliers juifs, abattus à bout portant pour “venger la Palestine” ». Ce raccourci entre les propos du professeur et l’action criminelle de Mohammed Merah (en 2012) va mettre le feu aux poudres.

En l’espace de quelques heures, Benoît Huou va brutalement sortir de l’anonymat et se retrouver au centre d’une tornade politico-médiatique. Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement, va immédiatement reprendre le post de Sword of Salomon, qualifiant les propos du professeur Huou d’« inadmissibles » et annonçant avoir « demandé à ce que les sanctions qui s’imposent soient prises » à son encontre. Lui emboîtant le pas, le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, « condamne fermement » les propos de l’enseignant qui, selon lui, participent à « importer davantage le conflit et à mettre une cible sur les étudiants juifs dans l’enseignement supérieur ». Reprenant l’argumentaire de Sword of Salomon, il conclut : « Blessés dans notre chair par les attentats de 2012 visant des élèves juifs, nous savons ce vers quoi ces propos peuvent nous conduire. » Carole Delga, présidente de la Région Occitanie, enchaîne : « L’antisémitisme ronge notre pays. Condamnation très ferme de ceux qui utilisent l’université […] comme tribune pour des discours haineux, complotistes et d’apologie du terrorisme. »

Du côté de la direction de l’école, la réaction ne se fait pas attendre. À l’issue de la journée du 4 septembre, le directeur de TSE, Christian Gollier, annonce sur X la suspension à titre conservatoire du chargé d’enseignement en mathématiques. Sword of Salomon jubile. Après un signalement sur la plateforme Pharos, Benoît Huou fait l’objet d’une enquête pour « apologie du terrorisme »… rapidement classée sans suite.

« S’émouvoir d’un massacre en cours ne doit pas être réprimé »

Une fois l’agitation retombée, Benoît Huou nous a accordé son premier entretien avec la presse et revient sur l’enchaînement des faits. Le jour de l’emballement médiatique, le 4 septembre 2024, outre une pluie d’intimidations et menaces anonymes par téléphone, Benoît Huou reçoit par SMS une convocation à une réunion immédiate avec la direction de l’école. Le professeur y apprend sa suspension pour quatre mois pour manquement à son devoir de réserve, et aussi pour le « protéger contre les menaces » dont lui et l’établissement font désormais l’objet. Aucun débat sur le fond n’a lieu avec la direction qu’il sent « un peu embêtée ». Celle-ci décide de lui accorder la protection fonctionnelle des agents, qui peut permettre de payer des frais d’avocat.

Directeur général délégué aux affaires publiques et à la gouvernance de TSE, Joël Echevarria avait lui aussi, dès le 4 septembre, rappelé « l’obligation de neutralité et de réserve des agents publics ». Lors de l’entretien qu’il nous a accordé, il assure que la suspension de Benoît Huou était la « meilleure façon de calmer la situation » dans un contexte où « l’utilisation des réseaux sociaux favorise l’immédiateté, l’hyperréaction et l’escalade verbale », mais dit comprendre qu’elle ait pu être vécue par l’intéressé comme une sanction.

De son côté, la commission disciplinaire de l’école n’émettra qu’un simple « rappel à l’ordre », sans conséquences sur la carrière de l’enseignant non titulaire. Son syndicat, Sud Éducation 31, s’est réjoui de ce verdict même s’il conteste la tenue même de cette commission disciplinaire : « S’émouvoir d’un massacre en cours ne doit pas être réprimé, le soutien à la Palestine ne doit pas être criminalisé. »

Benoît Huou a été réintégré début janvier 2025 : « Je sais que si je recommence, la procédure risque de se passer différemment. On m’a dit que j’avais face à moi un public captif qui n’est pas capable de jugement. » Le professeur revient sur ce qui l’a motivé à évoquer ouvertement le sujet avec ses élèves : « Je pense que je n’aurais pas eu à en parler si on pouvait en parler partout, qu’il n’y avait pas de censure. Je me suis senti le devoir de le faire. Face à ce qu’il se passe à Gaza, il faut réagir et pousser à agir. » Il constate, amer, que sa tutelle ne partage pas sa position :

On m’a dit que je n’avais pas été assez formé sur les questions déontologiques du métier, que je ne suis pas là pour ça : une vision très néolibérale de la fonction. Il semble très important de ne plus du tout parler politique dans les universités, en tout cas en adoptant un point de vue critique de la politique gouvernementale ou toute idée politique allant à l’encontre de l’idéologie dominante.

Suspension d’un Séminaire Palestine

À l’École normale supérieure (ENS), située rue d’Ulm à Paris, un séminaire « Palestine » est programmé durant toute l’année universitaire 2024-2025. Intitulée « Une approche transdisciplinaire de la Palestine » et soutenue par sept départements de l’école, cette série de rencontres, organisée par les élèves et initialement chapeautée par le département de géographie, a été suspendue le 10 février 2025. Ce jour-là, faute de salle disponible dans les locaux de l’ENS, une conférence, inscrite au programme depuis janvier, doit se tenir au Collège de France, avec en tribune l’universitaire Françoise Vergès, les militants juifs antisionistes Sonia Fayman (Union juive française pour la paix, UJFP) et Maxime Benatouil (collectif juif décolonial Tsedek !) ainsi que le philosophe et économiste Frédéric Lordon autour du thème « Antisémitisme et antisionisme ».

Trois jours avant, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), association pro-israélienne, dénonçait la tenue de cette conférence sur X : « Alors que les étudiants juifs de l’ENS ne se sentent pas en sécurité, l’école donne une tribune aux idées antisémites de Houria Bouteldja1 en invitant ses coauteurs. Ce débat biaisé ne favorise ni la compréhension ni la réconciliation. Il doit être interdit. »

Ainsi soit-il. Le jour même de la conférence, les organisateurs du séminaire apprennent par une affichette collée sur la porte de la salle qu’elle est annulée, sans que la direction de l’École normale ait pris la peine de les avertir ni de leur fournir d’explication. Dans l’urgence, les organisateurs trouvent une autre salle, dans l’enceinte de l’ENS cette fois. La conférence se tient sous haute tension. Des membres de l’UEJF appellent à un rassemblement dans la cour, viennent perturber la séance en prenant en photo les organisateurs sans leur consentement. La situation est si tendue que la sécurité de l’ENS demande d’exfiltrer les conférenciers par une porte de sécurité.

Au lieu de punir les perturbateurs, la direction annonce aux organisateurs le 13 février, par e-mail, la suspension sine die du séminaire, la séance du 10 février n’ayant d’après elle pas obtenu son accord. Le même jour, l’UEJF publie un post Instagram s’en attribuant le mérite. Dans le même post sont exhibées des photos d’une réunion dans le bureau de la direction de l’ENS, entre des membres de l’UEJF, le directeur de l’établissement Frédéric Worms et… le ministre de l’enseignement supérieur Philippe Baptiste.

« Ingérences politiques » et « censure académique »

Catherine Goldstein, directrice de recherche au CNRS dans un laboratoire de mathématiques (Jussieu-Rive Gauche à Paris), devait modérer une séance du même séminaire « Palestine » consacrée à l’« éducide »2 qui devait se tenir le 17 février. Victime de la suspension, la conférence est reportée, sans consulter la modératrice, sans explication de la part de l’établissement. Dans une longue lettre ouverte adressée le 19 mars à la direction de l’ENS pour exprimer son indignation et sa colère, Catherine Goldstein se désole que le « désir de museler des opinions contraires aux siennes » ne soit « malheureusement pas une situation inhabituelle », et fustige la complicité de la direction de l’ENS dans cette censure :

Ce qui est inhabituel en revanche, c’est que parmi les posts affichés sur le site de cette association [l’UEJF] qui m’ont été transmis figuraient en bonne place des photos des étudiants perturbateurs dans le bureau de la direction de l’ENS en présence d’un ministre. J’ai pensé au départ qu’il s’agissait de [les] réprimander pour leur comportement agressif et leur manquement au respect de la liberté académique, mais il semble que ce soit juste le contraire. Je ne peux que m’en étonner.

Dans les jours qui suivent l’annonce de la suspension, à l’instar de Catherine Goldstein, plusieurs enseignants et chercheurs écrivent à la direction pour exprimer leur étonnement. Des élèves organisent un rassemblement dans l’enceinte de l’établissement pour demander des explications et dénoncer des « ingérences politiques » et une « censure académique ». L’équipe organisatrice du séminaire attendra le 17 février pour être reçue par la direction et se voir reprocher d’avoir mis en péril la sécurité de l’école.

Après un mois, le 10 mars, la direction de l’ENS annonce la reprise du séminaire suite à une « réflexion organisée » et la rédaction d’une charte. Contactée, la direction n’a pas souhaité répondre à nos questions. De même que la successeure de la directrice du département de géographie de l’ENS à la tête de la coordination du séminaire « Palestine » ainsi que les services du ministre de l’enseignement supérieur. Il est difficile d’oublier qu’en 2011 l’ENS interdisait déjà une conférence de Stéphane Hessel sur la répression de la campagne de boycott des produits israéliens. L’ancien résistant et rescapé des camps de concentration devait partager la tribune avec plusieurs personnalités, dont Leïla Shahid, représentante de la Palestine à Bruxelles, les pacifistes israéliens Michel Warschawski et Nurit Peled et la députée socialiste Élisabeth Guigou. « L’annonce de ce débat a provoqué le malaise du Conseil représentatif des associations juives de France (CRIF) et de plusieurs associations juives », rapportait Le Monde à l’époque. Côté direction, le prétexte d’une conférence « non autorisée » était déjà l’argument de la censure.

Pressions, « doxing » et intimidations

De nombreux professeurs, enseignants et chercheurs ont subi des pressions pour avoir diffusé ou relayé des informations en soutien à Gaza. Spécialiste de la Palestine, l’anthropologue et chercheuse au CNRS Véronique Bontemps a, pendant des mois, refusé toute intervention publique après que le soutien à un texte de ses étudiants de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) solidaire avec la Palestine lui a valu une procédure disciplinaire du CNRS pour « apologie du terrorisme », « incitation à la haine raciale » et « manquement au devoir de réserve ». « Tout ce que je vais pouvoir dire publiquement va être utilisé d’une manière ou d’une autre contre moi », énonce-t-elle.

Jean Gardin (le frère de l’humoriste Blanche Gardin) est maître de conférences en géographie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Dans un forum en ligne regroupant les membres du personnel enseignant et non enseignant (mais pas les étudiants) de l’université et modéré par la présidence de l’établissement, une discussion enflammée a lieu sur la situation à Gaza. L’enseignant y poste, en mai 2024, un tableau de conjugaison du verbe « consentir à un génocide » pour, dit-il, améliorer le niveau des étudiants. Dans les heures qui suivent, son post se retrouve sur le groupe Telegram pro-israélien les « Dragons célestes » (anciennement « Brigade juive »), et il est « doxé » : son identité et son numéro de téléphone portable sont diffusés publiquement dans le but de le harceler.

Le compte X de Sword of Salomon fait lui aussi un « signalement » en interpellant la présidente de l’université. Jean Gardin reçoit pendant des semaines des dizaines d’appels de harcèlement et de menaces. De son côté, au bout de dix jours, la présidente de l’université comptabilisait trois mille e-mails visant à obtenir le licenciement de l’enseignant, lui a-t-elle rapporté. Ces e-mails auraient l’apparence de vrais, mais leur quantité massive questionne. Jean Gardin insiste auprès de la présidence et obtient la protection fonctionnelle. Il porte plainte contre X, ses harceleurs étant anonymes. L’affaire est classée sans suite un an plus tard, en avril 2025, car, lui écrit le procureur de la République, les auteurs n’ont pas été identifiés malgré l’enquête.

Aujourd’hui, il estime que l’université n’a pas été à la hauteur de la situation. Il se dit fatigué et déçu par un certain nombre de collègues, leur attentisme et leur silence. Jean Gardin parle d’un phénomène d’autocensure répandu. « Quand on fait des sciences sociales, c’est difficile de ne pas parler d’une actualité politique de ce genre-là : les logiques de développement séparé, de mur, la question du droit international… » Pourtant, nombreux sont ses collègues qui évitent ce sujet en cours désormais, se désole-t-il.

Chercheuse en langues, littérature et cultures palestiniennes et hébraïques, Sadia Agsous-Bienstein constate elle aussi de nombreux cas d’autocensure dus à des pressions multiples. Mais elle se veut optimiste et prône une forme de résistance par le savoir. À l’EHESS où elle coorganise un séminaire sur la Palestine, la mobilisation des étudiants a obtenu une victoire : une convention signée avec l’université Bir Zeit à Ramallah (Cisjordanie). « On se savait cible de pressions et en danger académique, on a investi sur la production du savoir. C’est une question d’éthique, de justice sociale et de morale », défend-elle.

Le musèlement des libertés académiques

Une proposition de loi de « lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur » a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale le 7 mai 2025 après avoir été adoptée à l’unanimité par le Sénat le 20 février. Le texte, qui doit désormais passer par une commission mixte paritaire, fait suite à un rapport présenté en juin 2024 par les sénateurs Pierre-Antoine Lévi (Union centriste) et Bernard Fialaire (Rassemblement démocratique et social européen, RDSE) dans lequel la définition de l’antisémitisme est largement assimilée aux expressions du soutien avec le peuple palestinien, collant à la définition opérationnelle de l’Alliance internationale de la mémoire de l’Holocauste (IHRA) qui assimile la critique d’Israël à de l’antisémitisme dans sept des onze « exemples contemporains d’antisémitisme » qu’elle développe. Une aberration dénoncée en 2022 par E. Tendayi Achiume, la rapporteure spéciale des Nations unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée.

La proposition de loi prévoit en outre l’externalisation des procédures disciplinaires et la création d’une « section disciplinaire commune » aux établissements d’une même région académique, présidée par un membre de la juridiction administrative. Si cet article de la loi est adopté, les procédures disciplinaires, comme celles qui ont visé les professeurs Benoît Huou et Véronique Bontemps, pourraient aboutir à des sanctions bien plus lourdes.

À l’instar de la répression des mobilisations étudiantes aux États-Unis depuis la rentrée, les dirigeants politiques français, notamment chez Les Républicains, n’ont pas attendu la nouvelle loi pour prendre des mesures draconiennes. La présidente de la Région Île-de-France, Valérie Pécresse, a décidé en avril 2024 de couper les subventions et les crédits de fonctionnement à Science-Po après les mobilisations étudiantes pour la Palestine qui ont marqué la vie de l’établissement. Lui emboîtant le pas, Laurent Wauquiez, ancien président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes mais toujours à la manœuvre en tant que « conseiller spécial », a annoncé le 7 mai 2025 la suppression des subventions régionales à l’université Lyon II, en signe de soutien à son « ami », le maître de conférences Fabrice Balanche3, chahuté par des étudiants pour avoir selon eux défendu sur Cnews « l’expulsion de la population palestinienne de Gaza ». Il avait déclaré : « Cela résoudra le problème du Hamas puisqu’il se cache et prolifère au milieu de cette population civile. »

Toujours à Lyon II, le vice-président de l’université, le politiste Willy Beauvallet-Haddad, cible de harcèlement en lien avec ses positions sur la Palestine et le Liban (en particulier une déclaration au moment de la mort du leader du Hezbollah Hassan Nasrallah), a présenté sa démission le 5 mai 2025 après ce qu’il a qualifié de « campagne de dénigrement public ». Sword of Salomon, qui a participé à cette campagne, a exigé des poursuites pénales contre l’enseignant, qui reste maître de conférences à l’université.

Dans le numéro de décembre-janvier de son magazine4, le Snesup, le premier syndicat de l’enseignement supérieur, dénonçait un « net recul de la liberté académique » en France et des « intrusions politiques inadmissibles ». Laissons-lui donc le mot de la fin :

Les enseignants-chercheurs, bien que fonctionnaires, ne sont pas soumis au devoir de neutralité inscrit dans le Code général de la fonction publique, ni au devoir de réserve. Le Code de l’éducation (art. L. 952-2) précise que, dans le cadre de leurs missions d’enseignement et de recherche, les enseignants-chercheurs jouissent d’une “entière” liberté, “sous les réserves que leur imposent […] les principes de tolérance et d’objectivité”. La liberté d’expression est une composante de la liberté académique et, par essence, ne souffre d’aucune autre limite. Pas même celle de neutralité.

1Essayiste, militante décoloniale et antiraciste, anciennement porte-parole des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, dans ses travaux et l’expression de ses idées, fait régulièrement l’objet de controverses.

2L’éradication du système éducatif en Palestine.

3Habitué des plateaux de télévision en tant que «  spécialiste  » de la géographie politique du Proche-Orient, particulièrement de la Syrie, il est l’auteur de travaux contestés par d’autres chercheurs.

4En accès libre à cette adresse : chrome-extension ://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://www.snesup.fr/sites/default/files/2024-12/net-recul-de-la-liberte-academique-en-france-729-pp27-28.pdf

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